Les sénateurs du groupe RDSE ont déposé le 02 octobre 2018 une proposition de loi portant création d’une Agence Nationale de la cohésion des Territoires (ANCT). Cette initiative participe pleinement d’une vision partagée avec le gouvernement sur ce que doit être une politique cohérente et équilibrée de lutte contre les fractures territoriales. Le soutien à l’ingénierie fait notamment partie des leviers dont l’Agence doit bénéficier.

CINOV, organisation représentative de l’ingénierie privée est persuadée qu’une meilleure complémentarité entre les ingénieries publique et privée serait un outil efficace pour renforcer la cohésion de nombreux territoires à plusieurs conditions : définir le périmètre des missions de l’ANCT selon une vision différenciée et cohérente des ingénieries publiques et privées et offrir une place aux acteurs de l’ingénierie privée dans la gouvernance de l’ANCT.

Un développement massif et non concerté de l’ingénierie (para)publique dans les territoires

L’ANCT, appelée à jouer, en quelque sorte un rôle de guichet unique pour les collectivités traversant des mutations territoriales aura pour effet de flécher l’offre d’ingénierie ; nous craignons que cela soit au profit principal de l’ingénierie publique. Cette situation va amplifier un mouvement engagé depuis déjà dix ans avec le développement des agences techniques départementales (ATD), des sociétés publiques locales (SPL), des syndicats mixtes, qui proposent des services d’ingénierie avec des règles de consultations défavorables aux entreprises privées (les contrats in-house encore appelés contrats de quasi-régie, ou contrats de prestations intégrées).

A titre d’illustration, les effectifs de l’ingénierie publique ont explosé depuis dix ans : tandis qu’entre 2001 et 2011, le nombre d’ingénieurs a augmenté de 154% pour atteindre 27 000, il a encore progressé ces dernières années pour atteindre plus de 30 500 agents (+13%) en fin 2014.

Ce développement constant nous étonne et semble déroger avec les logiques d’optimisation des emplois et des ressources publiques qui tendent à concentrer l’action publique sur les secteurs les plus stratégiques et pour lesquels l’activité privée ne peut suffire. Cela n’est pas le cas de l’ingénierie privée française, qui bénéficie des formations dispensées dans les meilleures écoles du monde, et d’ingénieurs ayant nourri leurs compétences de réalisations menées dans le monde entier.

Des conséquences majeures sur l’offre d’ingénierie privée, impactant tout un secteur économique

Une offre en ingénierie publique exponentielle et peu opérante

L’expansion de l’ingénierie publique s’est opérée de manière peu cohérente, au risque de générer un manque de lisibilité entre les différents acteurs – CAUE, ATD et collectivités territoriales organisées en régie, etc.

Sur les territoires, le développement des structures publiques proposant une prestation d’ingénierie s’est fait sans réelle coordination, ni avec l’offre des acteurs privés de la filière, ni même avec les autres acteurs publics susceptibles de proposer ces services.

Ce développement non coordonné s’est apparenté à un millefeuille, qui augmente la fracture territoriale.

Une menace réelle pour le développement économique des entreprises de la filière

Le secteur privé de la filière est composé à 90% de TPE/PME, dont le marché primaire est le territoire local.

L’ingénierie publique, qui s’est fortement développée dernièrement, intervient dans le champ concurrentiel, et parfois de manière pouvant être qualifiée de « déloyale ». Ainsi, les secteurs d’intervention traditionnels de l’ingénierie privée (bâtiment/patrimoine, voirie/ouvrage d’art, eau et assainissement, électrification rurale) sont ceux où la concurrence est ressentie le plus fortement.

Avec le développement de l’ingénierie publique et l’augmentation de ses effectifs, les sociétés d’ingénierie privées ont déjà connu une forte diminution de leur activité issue de la commande publique. La baisse d’activité globale engendrée sur la période 2011-2017 correspondrait ainsi à une diminution de 14 % de l’effectif de l’ingénierie privée de construction exerçant grâce à la commande publique, soit la destruction de 6 000 emplois équivalents temps plein locaux (ETP) sur la période (étude de l’Observatoire Paritaire des Métiers du Numérique, de l’ingénierie, des Etudes et du Conseil et des métiers de l’évènement (OPIIEC) de mars 2015).

Les conséquences économiques sur le secteur de l’ingénierie pourraient être importantes puisque :

– L’ingénierie publique capte un marché potentiel important, qui serait évalué à plus de 7 milliards d’euros ;

– Le secteur pourrait perdre à nouveau plusieurs milliers d’emplois.

Cet affaiblissement de l’ingénierie privée indépendante de proximité impacte directement le potentiel de croissance et de création d’emplois dans nos territoires. L’ingénierie de proximité est en effet un levier de croissance pour de nombreux secteurs d’activités économiques ainsi qu’un élément constitutif de l’attractivité économique des territoires et de ses capacités exportatrices.

Cette situation nous inquiète d’autant plus que le mouvement de réduction des investissements publics avait déjà fortement impacté nos entreprises.

Pour permettre à ces deux modes d’ingénierie de coexister, il nous paraît essentiel
que :

  1. L’ANCT se porte garante de la cohérence nationale de l’ingénierie territoriale : d’une part, en évaluant les besoins en ingénierie sur les territoires, d’autre part, en s’assurant de la bonne mise en concurrence des projets auprès des acteurs locaux et nationaux ;

  2. L’ANCT concentre son offre d’ingénierie sur de l’assistance aux collectivités locales, en apportant des réponses à des questions juridiques et financières pour la définition du besoin, la concrétisation, le montage (aide à la prise de décisions en matière d’investissement ou de financement, montage de dossiers de demande de financement, passation de contrats publics) et la mise en concurrence des projets.

Dans tous les cas, il nous paraît indispensable que l’ingénierie publique n’intervienne pas sur la faisabilité et la mise en œuvre des projets (MOE) qui relèvent du domaine concurrentiel. Il importe en effet que l’ingénierie privée puisse exercer librement ses activités, sans que le droit de la concurrence ne soit entravé.

NOS PROPOSITIONS

  1. Clarifier le rôle et les missions d’ingénierie de l’ANCT

Face à cette concurrence directe, le renforcement de la complémentarité entre prestataires privés et publics (qu’il s’agisse de l’ingénierie d’État, de celle des départements ou du bloc local) est essentiel pour permettre à ces deux modes d’ingénierie de coexister et d’offrir aux collectivités la souplesse de gestion dont elles ont besoin au regard de la « variabilité » de leurs besoins.

Les entreprises d’ingénierie, de par leur variété (TPE/PME, ETI et grands groupes) et leur mode de fonctionnement et de rémunération liés aux projets qu’elles réalisent, permettent aux collectivités, notamment rurales et de petites tailles de répondre à leurs besoins ponctuels. Ainsi, le maître d’ouvrage engage des dépenses liées à chaque projet, uniquement lorsque les compétences des entreprises d’ingénierie sont mobilisées, à la différence de l’ingénierie publique dont les charges de personnel sont constantes, et pèsent comme une charge d’exploitation.

  1. Garantir un dialogue permanent pour organiser la complémentarité entre ingénierie publique et privée

La présence des représentants des acteurs de l’ingénierie privée dans les instances de l’Agence est une condition essentielle de réussite de la mobilisation générale en faveur des territoires. Elle s’inscrit dans la volonté du législateur de doter l’Agence d’une organisation et d’un fonctionnement innovants et efficaces. Il est d’ailleurs courant que des personnalités qualifiées issues du secteur privé siègent dans les instances dirigeantes d’organismes publics (c’est le cas du CEREMA, de l’ADEME, du CSTB, de l’IFFSTAR ou de l’EPARECA par exemple). Implantés dans les territoires, ce sont près de 21 000 entreprises de l’ingénierie employant 220 500 collaborateurs qui interviennent auprès des collectivités dans la définition, l’accompagnement et la mise en œuvre de leurs projets de développement.